Ce matin-là, nous sommes allés à la chasse au sanglier. Alors que nous nous éloignions de Caer Sws, Arthur rechercha délibérément ma compagnie.
« Tu nous a quittés de bonne heure, hier soir.
— Mon ventre, Seigneur. »
Je ne voulais pas lui dire la vérité, que j’avais été avec Merlin, car il aurait soupçonné que je n’avais pas encore renoncé à la quête du Chaudron. Mieux valait mentir. « J’avais des aigreurs d’estomac. »
Il rit. « Je ne sais pas pourquoi nous appelons ça des banquets, parce que ce n’est qu’un prétexte à boire. » Il s’arrêta pour attendre Guenièvre, qui aimait la chasse et qui portait ce matin-là des bottes et des pantalons de cuir sanglés à ses longues jambes. Elle cachait sa grossesse sous un justaucorps de cuir sur lequel elle portait un manteau vert. Elle avait apporté une laisse de ses chers lévriers, et elle me tendit leur longe afin qu’Arthur pût lui faire passer le gué dans ses bras à côté de l’ancienne forteresse. Lancelot fit la même galanterie à Ceinwyn, qui roucoula visiblement de plaisir entre ses bras. Ceinwyn avait elle aussi passé des vêtements d’homme, mais les siens n’étaient pas aussi ajustés et délicats que ceux de Guenièvre. Ceinwyn avait probablement emprunté des habits de chasse dont son frère ne voulait pas, et ses habits trop longs et flottants lui donnaient un air de garçonne à côté de l’élégance raffinée de Guenièvre. Ni l’une ni l’autre ne portait de lance, mais Bors, le cousin et champion de Lancelot, en portait une pour Ceinwyn, au cas où l’envie lui prendrait de participer à la curée. Arthur avait insisté pour que sa Guenièvre enceinte ne prît pas de lance. « Tu dois faire attention, aujourd’hui, dit-il en la reposant à terre sur la rive sud du Severn.
— Tu te fais trop de mauvais sang. » Elle me retira la longe des mains et, passant la main dans son épaisse chevelure rousse, elle se tourna vers Ceinwyn. « Vous tombez enceinte, et les hommes vous croient de verre ! » Elle se glissa aux côtés de Lancelot, de Ceinwyn et de Cuneglas, pour nous laisser, Arthur et moi, nous diriger vers la vallée feuillue où les chasseurs de Cuneglas avaient repéré pléthore de gibiers. Il pouvait bien y avoir une cinquantaine de chasseurs au total, pour la plupart des guerriers, bien qu’une poignée de femmes eût choisi de nous accompagner tandis qu’une quarantaine de serviteurs fermaient la marche. L’un d’eux sonna de sa corne pour prévenir les chasseurs, à l’autre bout de la vallée, qu’il était temps de rabattre le gibier vers la rivière. Soupesant sa longue et lourde lance à sanglier, chacun prit sa position dans la ligne. C’était une froide journée de fin d’été, assez froide pour qu’un nuage de buée se formât à chacune de nos respirations, mais la pluie avait cessé, et le soleil brillait sur les champs en jachère bordés d’une brume matinale. Arthur était d’excellente humeur, se délectant de la beauté du jour, de sa jeunesse et de la chasse en perspective. « Encore un banquet, me dit-il, et tu peux rentrer chez toi te reposer.
— Encore un banquet ? » demandai-je d’un air lugubre, la tête encore engourdie et fatiguée par les effets persistants du breuvage que Merlin et Nimue m’avaient fait avaler au sommet du Dolforwyn.
Arthur me donna une tape sur l’épaule. « Les fiançailles de Lancelot, Derfel. Puis nous rentrons en Dumnonie. Et au travail ! » Il était visiblement ravi de cette perspective et me confia avec enthousiasme ses projets pour le prochain hiver. Il y avait quatre ponts romains en ruines qu’il voulait reconstruire, puis il enverrait les maçons du royaume achever le palais royal de Lindinis. Lindinis était cette ville romaine tout près de Caer Cadarn, où se déroulaient les acclamations royales de la Dumnonie. Et Arthur voulait en faire la nouvelle capitale. « Il y a beaucoup trop de chrétiens à Durnovarie », lâcha-t-il, tout en s’empressant d’ajouter, comme à son habitude, que personnellement il n’avait rien contre les chrétiens.
« Le seul problème, répliquai-je sèchement, c’est que eux, ils ont quelque chose contre vous.
— Certains », avoua-t-il. Avant la bataille, alors que la cause d’Arthur paraissait désespérée, les adversaires d’Arthur avaient pris du poil de la bête. Et ce parti était conduit par les chrétiens, ces mêmes chrétiens qui avaient la tutelle de Mordred. La cause immédiate de cette hostilité était le prêt forcé qu’Arthur avait extorqué à l’Église pour financer la campagne qui s’était terminée à Lugg Vale. Et ils lui en gardaient une vive rancœur. Pour ma part, je trouvais étrange cette Église qui prêchait les mérites de la pauvreté et qui ne pardonnait jamais à un homme de lui emprunter son argent.
« Je voulais te parler de Mordred, reprit Arthur, expliquant pourquoi il avait recherché ma compagnie en cette belle matinée. D’ici dix ans, il sera assez grand pour monter sur le trône. Dix ans, ce n’est pas long, pas long du tout, et il faut veiller à son éducation au cours de ces dix années. Il faut lui enseigner les lettres, lui apprendre à manier l’épée, lui apprendre le sens des responsabilités. » Je l’approuvai d’un signe de tête, mais sans grand enthousiasme. Ce gamin de cinq ans apprendrait sans doute tout ce que voulait Arthur, mais je ne voyais pas en quoi cela me concernait. Arthur avait d’autres idées en tête. « Je veux que tu sois son tuteur, me dit-il.
— Moi ! m’exclamai-je, surpris.
— Nabur se soucie davantage de son propre avancement que du caractère de Mordred. » Nabur était ce magistrat chrétien à qui l’on avait confié la tutelle de Mordred, et c’est ce même Nabur qui avait mis le plus d’ardeur à comploter contre Arthur. Nabur et, bien entendu, l’évêque Sansum. « Et Nabur n’est pas un soldat, poursuivit Arthur. Je prie le ciel que Mordred règne en paix, Derfel, mais il a besoin de connaître l’art de la guerre, comme tous les rois, et je te crois le mieux placé pour le lui enseigner.
— Non, pas moi ! Je suis trop jeune ! »
Arthur rit de cette objection. « C’est aux jeunes d’élever les jeunes, Derfel. »
Au loin, une corne annonça que l’on commençait à rabattre le gibier du fond de la vallée. Tous les chasseurs se glissèrent entre les arbres, enjambant les taillis de ronces et les troncs morts couverts de champignons. Nous avancions lentement, guettant le bruit terrifiant du sanglier à travers les broussailles. « Qui plus est, ajoutai-je, ma place est dans ton mur de boucliers, non pas dans la nursery de Mordred !
— Tu continueras à faire partie de mon mur de boucliers, Derfel. Tu crois que je me priverais de toi ? » Son visage s’épanouit en un large sourire. « Je ne veux pas t’attacher à Mordred. Je veux simplement que tu le prennes sous ton toit. J’ai seulement besoin qu’il soit élevé par un honnête homme. »
Je repoussai le compliment d’un haussement d’épaules, puis songeai d’un air coupable à l’os propre et intact que j’avais rangé dans ma bourse. Était-il honnête, me demandai-je, de recourir à la magie pour amener Ceinwyn à changer d’avis ? Je la regardai, et elle me jeta un coup d’œil accompagné d’un timide sourire. « Je n’ai pas de toit, dis-je à Arthur.
— Mais tu vas en avoir un, et bientôt. » Puis il tendit la main, et je restai cloué sur place, attentif aux bruits devant nous. Un gros animal écrasait les broussailles. D’instinct, chacun s’accroupit, tenant sa lance à quelques centimètres au-dessus du sol. Mais la bête effrayée n’était qu’un beau cerf avec de bons andouillers. Détendus, nous le laissâmes continuer son chemin. « Nous le chasserons demain, peut-être, lança Arthur en le regardant filer. Laisse donc tes lévriers faire leur course du matin ! » cria-t-il à Guenièvre.
Elle rit de bon cœur et dévala la colline pour nous rejoindre, les lévriers tirant sur leur longe. « J’aimerais bien, dit-elle, les yeux vifs et le visage rougi par le froid. La chasse est mieux ici qu’en Dumnonie.
— Mais pas le pays, me dit Arthur. Il y a une propriété au nord de Durnovarie. La place de Mordred est là-bas, et je veux t’en faire le tenancier. Je te donnerai également une autre terre, pour toi celle-là, mais tu peux bâtir une salle sur la terre de Mordred et l’élever là-bas.
— Tu la connais, intervint Guenièvre. C’est celle qui est au nord de la propriété de Gyllad.
— Je la connais. » C’était une terre bien arrosée pour les cultures avec de bonnes prairies pour les moutons. « Mais je ne suis pas sûr de savoir élever un enfant », grommelai-je. Les cornes retentirent. Les chiens aboyaient. On entendit des vivats à notre droite, signe que quelqu’un avait trouvé la curée, mais notre partie du bois était encore déserte. Un petit ruisseau dévalait à notre gauche ; à droite, la pente était boisée. Les rochers et les racines des arbres étaient couverts de mousse.
Arthur balaya mes craintes. « Ce n’est pas toi qui t’en chargeras, mais je tiens à ce qu’il soit élevé chez toi, avec tes serviteurs, tes manières, ta morale et ton jugement.
— Et ta femme », ajouta Guenièvre.
Un craquement de broutilles me fit lever les yeux. Lancelot et son cousin Bors étaient là, tous deux debout devant Ceinwyn. La hampe de la lance de mon ennemi était peinte en blanc, et il portait de grandes bottes de cuir et un manteau de cuir souple. Je me retournai vers Arthur. « Ma femme ? Première nouvelle. »
Il me prit par le coude, oubliant la chasse aux sangliers. « Je compte faire de toi le champion de la Dumnonie, Derfel.
— C’est trop d’honneur pour moi, répondis-je prudemment. Qui plus est, vous êtes le champion de Mordred.
— Le prince Arthur, dit Guenièvre qui aimait à l’appeler prince alors qu’il n’était qu’un bâtard, est déjà chef du Conseil. Il ne saurait être en même temps champion, à moins que tout le travail de la Dumnonie ne repose sur ses épaules.
— Certes, Dame. » Je n’étais pas hostile à cet honneur, car c’était un grand honneur en vérité, même s’il avait un prix. Dans la bataille, je devrais affronter tous les champions qui se présentaient en combat singulier, mais dans la paix cela me vaudrait une fortune et un statut sans commune mesure avec mon rang actuel. J’avais déjà le titre de Seigneur et des hommes pour tenir mon rang, et le droit de peindre mon emblème sur le bouclier de ces hommes, mais c’est un honneur que je partageais avec une quarantaine d’autres chefs de la Dumnonie. Etre le champion du roi ferait de moi le premier guerrier du pays, même si je ne voyais pas bien comment un homme pouvait prétendre à ce statut du vivant d’Arthur. Ou même tant que Sagramor serait encore en vie. « Sagramor, dis-je prudemment, est plus grand guerrier que moi, Seigneur Prince. » En présence de Guenièvre, il fallait que je pense à l’appeler prince de temps à autre, même s’il n’aimait pas ce titre.
Arthur balaya mon objection d’un revers de main. « Je fais de Sagramor le Seigneur des Pierres, et il n’aspire à rien de plus. » Cette seigneurie faisait de lui l’homme qui devrait garder la frontière saxonne, et je n’avais aucune peine à croire que notre Sagramor à la peau noire et aux yeux sombres se réjouissait de cette mission belliqueuse. « Et toi, Derfel, reprit-il en m’enfonçant son doigt dans les côtes, tu seras le champion.
— Et qui sera la femme du champion ? demandai-je sèchement.
— Ma sœur Gwenhwyvach », dit Guenièvre, qui ne me quittait pas des yeux.
J’étais reconnaissant à Merlin de m’avoir prévenu. « Vous me faites trop d’honneur, Dame », répondis-je d’un ton mielleux.
Guenièvre sourit, satisfaite de mon acquiescement tacite. « Avais-tu jamais pensé, Derfel, que tu épouserais une princesse ?
— Non, Dame. » Gwenhwyvach, comme Guenièvre, était bel et bien une princesse, une princesse de Henis Wyren, bien que Henis Wyren ne fût plus. Ce triste royaume portait désormais le nom de Lleyn et il avait pour souverain le sinistre envahisseur irlandais, le roi Diwrnach.
Guenièvre tira sur les longes pour calmer sa meute excitée. « Tu seras fiancé dès notre retour en Dumnonie, dit-elle. Gwenhwyvach a consenti.
— Il y a un obstacle, Seigneur », dis-je à Arthur.
Guenièvre tira de nouveau un coup sec, sans nécessité. Mais elle avait horreur de la moindre opposition et elle passa ainsi ses nerfs sur ses chiens plutôt que sur moi. Elle ne me détestait pas en ce temps-là, mais elle ne m’aimait pas particulièrement non plus. Elle savait mon aversion pour Lancelot, et cela la prédisposait sans doute contre moi, mais elle ne devait pas y attacher trop d’importance, car après tout je n’étais jamais que l’un des chefs de guerre de son mari. Un grand gaillard obtus à la chevelure blond filasse, qui manquait des grâces civilisées qu’elle prisait tant. « Un obstacle ? me demanda-t-elle dangereusement.
— Seigneur Prince, répondis-je, insistant pour m’adresser à Arthur plutôt qu’à sa femme, j’ai prêté serment à une dame. » Je pensais à l’os dans ma bourse. « Je n’ai aucun droit sur elle et je ne puis rien en attendre non plus, mais si elle me réclame, je suis son obligé.
— Qui ? demanda aussitôt Guenièvre.
— Je ne puis le dire, Dame.
— Qui ? insista Guenièvre.
— Il n’est pas obligé de le dire. » Arthur prit ma défense et sourit. « Pendant combien de temps cette dame peut-elle en appeler à ta loyauté ?
— Pas bien longtemps. Une affaire de quelques jours. » Car du jour où Ceinwyn serait fiancée à Lancelot, je pourrais me considérer délié de mon serment.
« Bien », fit-il avec énergie tout en souriant à Guenièvre, comme pour l’inviter à partager son plaisir. Mais Guenièvre avait un air maussade. Elle détestait Gwenhwyvach, qu’elle trouvait sans grâce et ennuyeuse, et elle brûlait d’envie de la marier pour l’éloigner d’elle. » Si tout se passe bien, conclut Arthur, tu pourras te marier à Glevum le même jour que Lancelot et Ceinwyn.
— Ou réclames-tu ces quelques jours, demanda Guenièvre d’un ton acide, pour trouver toutes les raisons du monde de ne pas épouser ma sœur ?
— Dame, répondis-je sincèrement, ce serait pour moi un honneur que d’épouser Gwenhwyvach. » C’était, je crois, la vérité, car Gwenhwyvach serait sans doute une femme honnête. Mais serais-je moi un bon mari ? C’était une autre affaire, car ma seule raison d’épouser Gwenhwyvach était le rang et la fortune que me vaudrait sa dot. La plupart des hommes ne se mariaient pas pour autre chose. Et si je ne pouvais épouser Ceinwyn, que m’importait le choix de ma femme ? Merlin ne cessait de nous mettre en garde. Il ne fallait pas confondre mariage et amour. Et si cynique que fût son conseil, il y avait là un fond de vérité. On ne me demandait pas d’aimer Gwenhwyvach, simplement de l’épouser, et son rang et sa dot seraient ma récompense pour m’être bien battu en cette longue journée sanglante de Lugg Vale. Quand bien même la moquerie de Guenièvre ternissait ces récompenses, elles n’en restaient pas moins enviables. « J’épouserai de bon cœur votre sœur, promis-je à Guenièvre dès lors que je ne serai plus tenu par mon serment.
— Je prie que tout se passe ainsi », répondit Arthur dans un sourire. Puis il se retourna vivement en entendant un bruit au sommet de la colline.
Bors se tapit avec sa lance. Lancelot se tenait à côté de lui, mais regardait en bas dans notre direction, redoutant peut-être que l’animal ne filât entre nous. Arthur repoussa délicatement Guenièvre et me fit signe de grimper sur la colline.
« Il y en a deux ! nous cria Lancelot.
— Certainement une laie », observa Arthur. Il fit quelques pas le long de la rivière et reprit son escalade. « Où ça ? » Lancelot montra la direction avec sa lance, mais je ne voyais toujours rien dans les broussailles
« Là ! » fit Lancelot avec irritation, enfonçant sa lance dans un entrelacs de ronces.
Arthur et moi fîmes deux pas de plus et aperçûmes enfin le sanglier au cœur de la broussaille : un bon gros vieux animal avec des défenses jaunes, de petits yeux et des masses de muscles sous son cuir balafré. Grâce à ses muscles, il pouvait se déplacer à la vitesse de l’éclair et porter un coup fatal avec ses défenses aussi tranchantes qu’une épée. Nous avions tous vu des hommes mourir de pareilles blessures, et un sanglier n’était jamais plus dangereux que lorsqu’il se trouvait acculé avec une laie. Tous les chasseurs priaient le ciel que le sanglier charge à découvert, afin de profiter de sa propre vitesse pour lui enfoncer leur lance dans le corps. Pareil affrontement nécessitait du cran et de l’habileté, mais pas autant que lorsque c’était à l’homme de charger. « Qui l’a vu le premier ? demanda Arthur.
— Mon Seigneur Roi, répondit Bors en indiquant Lancelot.
— Alors il est à vous. Seigneur Roi, conclut Arthur, abandonnant gracieusement à Lancelot l’honneur de tuer la bête.
— Je vous en fais cadeau, Seigneur », répondit Lancelot. Ceinwyn se tenait juste derrière lui, se mordant la lèvre inférieure et ouvrant grands les yeux. Elle avait pris la seconde lance de Bors : non qu’elle espérât s’en servir, mais pour le soulager d’un poids, et elle la tenait nerveusement.
« Lâchons les chiens sur lui ! » Guenièvre nous rejoignit, les yeux brillants, le visage animé. Je crois qu’elle s’ennuyait souvent dans les grands palais de Dumnonie et la chasse lui procurait l’excitation dont elle mourait d’envie.
« Tu vas y perdre tes deux chiens, la prévint Arthur. Cet animal sait se battre. » Il s’avança prudemment pour voir quelle était la meilleure manière de provoquer la bête. Puis il donna un coup de lance pour dégager les ronces, comme s’il voulait offrir au sanglier un moyen de sortir de son sanctuaire. La bête grogna mais ne bougea point, pas même lorsque la pointe de la lance passa à quelques centimètres de son groin. La laie était derrière lui et nous observait.
« J’en ai vu d’autres, fit Arthur guilleret.
— Laissez-moi faire, dis-je, soudain inquiet pour lui.
— Tu crois que j’ai perdu mon tour de main ? » me répondit Arthur dans un sourire. Il frappa de nouveau les ronces, qui ne voulaient pas s’aplatir. Le sanglier ne bougeait toujours pas. « Les Dieux te bénissent », lança Arthur à l’animal. Puis il poussa un grand cri et sauta dans les broussailles tout en pointant sa lance en direction du flanc gauche du sanglier, juste avant l’épaule.
Le sanglier fit un petit mouvement de tête, un mouvement très léger, mais qui suffit à détourner la pointe de la lance. Il s’en sortit avec une blessure au flanc sanglante mais inoffensive, puis il chargea. Un bon sanglier passe ainsi de l’immobilité la plus totale à un déchaînement instantané : il charge tête basse, prêt à étriper l’ennemi de grands coups de défenses. Et cette bête avait déjà dépassé la pointe de la lance d’Arthur quand il chargea. Et Arthur était prisonnier des ronces.
Je criai pour détourner l’attention du sanglier et lui enfonçai ma lance dans le ventre. Arthur était sur le dos, sa lance abandonnée, et la bête était sur lui. Les chiens hurlaient et Guenièvre appelait au secours. Ma lance était entrée profond dans le ventre du sanglier, et le sang gicla jusqu’à mes mains lorsque je la retirai pour dégager mon seigneur du poids de l’animal blessé. La créature pesait largement ses deux sacs de grain et ses muscles étaient pareils à des cordes de fer qui faisaient trembler ma lance. Je la serrai de toutes mes forces et l’enfonçai de plus belle, mais c’est alors que la laie chargea et me fit tomber à la renverse. Je lâchai ma lance, si bien que le sanglier pesa à nouveau de tout son poids sur le ventre d’Arthur.
Arthur avait empoigné les défenses de la bête et, bandant toutes ses forces, tâchait d’écarter la tête de l’animal de sa poitrine. La laie disparut, dévalant la colline en direction de la rivière. « Tue-le ! » cria Arthur à moitié goguenard. Il était à deux doigts de la mort, mais il goûtait cet instant. « Tue-le ! » Le sanglier poussait de ses pattes arrière, sa bave inondait son visage et son sang ruisselait sur les vêtements d’Arthur.
J’étais sur le dos, le visage lacéré par les ronces. Je me redressai tant bien que mal et empoignai ma lance encore enfoncée dans le ventre de la brute. C’est alors que Bors plongea son couteau dans le cou du sanglier, et je vis la force terrible de l’animal se retirer peu à peu tandis qu’Arthur trouva la force d’éloigner de ses côtes la tête ensanglantée et puante de la bête. Je saisis ma lance et la tournai pour l’enfoncer plus avant dans les entrailles de la brute quand Bors la frappa une seconde fois. Le sanglier pissa sur Arthur, envoya une dernière ruade désespérée et s’effondra brusquement. Arthur était couvert de pisse et de sang, à moitié enseveli sous sa masse.
Il se dégagea prudemment des défenses puis partit d’un irrépressible fou rire. Prenant chacun une défense, Bors et moi achevâmes de le libérer de la bête. L’une de ses défenses était prise dans le justaucorps d’Arthur qui se déchira au cours de l’opération. Nous laissâmes tomber la dépouille dans les ronces pour aider Arthur à se relever. Nous étions tous les trois grimaçants, nos habits crottés, déchirés et couverts de feuilles, de brindilles et de sang. « Je vais avoir une belle contusion », dit Arthur en se passant la main sur la poitrine. Puis il se tourna vers Lancelot, qui n’avait pas bougé au cours de la mêlée. Il marqua un très bref instant de silence, puis inclina la tête : « Voilà bien un noble cadeau, Seigneur Roi, dont je me suis montré bien indigne. » Il s’essuya les yeux. « Mais j’en ai tout de même profité. Et nous en profiterons tous à vos fiançailles. » Il regarda Guenièvre, vit qu’elle était pâle, presque tremblante, et la rejoignit aussitôt. « Tu n’es pas bien ?
— Non, non », fit-elle, passant ses bras autour de lui et appuyant sa tête sur sa poitrine ensanglantée. Elle pleurait. C’est la première fois que je la voyais pleurer.
Arthur lui passa la main dans le dos. « Il n’y avait pas de danger, ma chérie, aucun danger. J’ai juste fait un joli gâchis.
— Tu es blessé ? demanda Guenièvre en s’écartant et en essuyant ses larmes.
— Juste des égratignures. » Arthur avait le visage et les mains lacérés par les épines, mais il n’avait autrement aucune blessure, hormis la contusion due à la défense. Il s’éloigna d’un pas, ramassa sa lance et poussa un grand cri : « En douze ans, je n’étais encore jamais tombé sur le dos comme ça ! »
Le roi Cuneglas arriva au pas de course, inquiet pour ses hôtes, tandis que les chasseurs s’employaient à ligoter la bête et à la transporter. Tous avaient dû faire la comparaison entre les habits immaculés de Lancelot et nos habits déchirés et ensanglantés, mais personne ne fît la moindre réflexion. Nous étions tous excités, ravis d’avoir survécu et avides de raconter comment Arthur avait réussi à retenir la brute par ses défenses. L’histoire se répandit et l’on entendit les gros éclats de rire des hommes au milieu des arbres. Lancelot seul ne riait pas. « Il nous faut vous trouver un sanglier maintenant, Seigneur Roi », lui dis-je. Nous étions à quelques pas de la foule excitée qui s’était attroupée pour voir les chasseurs éventrer la bête et régaler de ses entrailles les lévriers de Guenièvre.
Lancelot me lança un regard oblique, d’un air songeur. Il me détestait tout autant que je le détestais, mais soudain il sourit : « Un sanglier vaudrait mieux qu’une laie, je crois.
— Une laie ? demandai-je, flairant l’insulte.
— N’est-ce pas une laie qui t’a chargé ? demanda-t-il en ouvrant de grands yeux candides. Surtout, ne va pas croire que je parle de ton mariage ! » Il avait choisi l’ironie. « Je dois te féliciter, Seigneur Derfel ! Épouser Gwenhwyvach ! »
Je m’efforçai de contenir ma rage, m’obligeant à regarder son visage étroit et moqueur avec sa barbe délicate, ses yeux noirs et ses longs cheveux huilés aussi noirs et brillants que des ailes de corbeau. « Et moi, Seigneur Roi, je dois vous félicites de vos fiançailles.
— Avec Seren, dit-il, l’étoile du Powys. » Il tourna son regard vers Ceinwyn qui se cachait le visage entre les mains, tandis que les couteaux des chasseurs découpaient les longs rouleaux des entrailles. Elle avait l’air si jeune avec ses cheveux blancs noués dans la nuque. « N’est-elle pas ravissante ? demanda-t-il de l’air d’un chat qui ronronne. Tellement vulnérable. Je n’avais jamais cru tout ce qu’on racontait sur sa beauté, car qui s’attendrait à trouver pareil joyau parmi les morveux de Gorfyddyd ? Mais elle est belle et j’ai bien de la chance.
— En effet, Seigneur Roi. »
Il rit et me tourna le dos. C’était un homme dans toute sa gloire, un roi venu prendre son épouse. Mais aussi mon ennemi. Et cet os que je gardais dans ma bourse. Je le touchai, me demandant s’il ne s’était pas cassé dans la mêlée. Mais il était encore intact, encore caché. Il n’attendait que mon bon plaisir.
*
Cavan, mon second, arriva à Caer Sws la veille des fiançailles de Ceinwyn, amenant avec lui quarante de mes lanciers. Galahad les avait renvoyés, estimant pouvoir s’acquitter de sa mission en Silurie avec les vingt hommes restants. Apparemment, les Siluriens s’étaient tristement résignés à la défaite de leur pays, et la nouvelle de la mort de leur roi ne provoqua aucun trouble, juste une soumission docile aux exactions des vainqueurs. Cavan m’expliqua qu’Œngus de Démétie, le roi irlandais qui avait donné la victoire de Lugg Vale à Arthur, avait pris sa part convenue d’esclaves et de butin, en avait volé bien davantage encore, et s’en était retourné chez lui, tandis que les Siluriens étaient visiblement assez satisfaits d’avoir maintenant pour roi le fameux Lancelot. « Et j’imagine que ce salaud est le bienvenu », conclut-il, quand il m’eut retrouvé dans la salle de Cuneglas, prenant mon repas étalé sur une couverture. Il se gratta la barbe pour écraser un pou.
« Un foutu pays, la Silurie.
— Ils donnent de bons guerriers.
— Qui se battent pour ficher le camp de chez eux, ça m’étonnerait pas. » Il renifla.
« Vous vous êtes blessé, Seigneur ?
— Des épines. La chasse au sanglier.
— Je me disais que vous vous étiez peut-être marié pendant que j’avais le dos tourné, et que c’était son cadeau de noces.
— Je vais me marier », lui dis-je, comme nous sortions au soleil. Et je lui fis part de la proposition d’Arthur, qui voulait faire de moi le champion de Mordred et son beau-frère. Cavan se montra ravi de la nouvelle de mon enrichissement imminent, car c’était un exilé irlandais qui avait tâché de faire fortune grâce à ses talents à la lance et à l’épée dans la Dumnonie du roi Uther, mais la fortune n’avait cessé de lui glisser entre les mains. Deux fois plus âgé que moi, c’était un homme trapu aux épaules larges et à la barbe grise, avec les mains couvertes de ces anneaux de guerriers que nous forgions avec les armes des ennemis vaincus. Il était ravi que mon mariage me comblât d’or et commença par choisir ses mots pour évoquer la femme qui me vaudrait ce métal :
« Elle n’est pas une beauté comme sa sœur.
— Certes.
— En vérité, elle est aussi laide qu’un sac de crapauds.
— Elle est quelconque, concédai-je.
— Mais les femmes quelconques font les meilleures épouses, Seigneur, déclara-t-il, lui qui ne s’était jamais marié, mais qui n’était jamais resté seul non plus. Et elle nous comblera tous de richesses », ajouta-t-il joyeusement. Car si j’épousais la malheureuse Gwenhwyvach, c’était naturellement pour cette raison. J’avais trop de bon sens pour placer ma confiance dans la côte de porc que j’avais dans ma bourse, et mon devoir était de récompenser les hommes de leur fidélité. Or, ces récompenses avaient été rares l’an passé. Ils avaient pratiquement perdu tous leurs biens à la chute d’Ynys Trebes, puis ils avaient combattu l’armée de Gorfyddyd à Lugg Vale. Ils étaient maintenant fatigués et appauvris, et jamais hommes n’avaient mérité davantage de leur seigneur.
Je saluai mes quarante hommes qui attendaient leur affectation. Je fus ravi de voir Issa parmi eux, car il était le meilleur de mes lanciers : un jeune garçon de ferme d’une force prodigieuse et d’un optimisme indéfectible qui protégeait mon flanc droit dans la bataille. Je le serrai dans mes bras puis leur dis mon regret de n’avoir aucun cadeau à leur offrir. « Mais notre récompense arrive bientôt, ajoutai-je en jetant un coup d’œil aux deux douzaines de filles qu’ils avaient dû attirer en Silurie, même si je suis ravi de voir que la plupart d’entre vous vous êtes déjà trouvé quelque récompense. »
Ils rirent aux éclats. La fille d’Issa était une jolie brunette de quinze printemps. Il me présenta à elle. « Scarach, Seigneur. » Il dit son nom fièrement.
« Irlandaise ? »
Elle hocha la tête. « J’étais esclave de Ladwys, Seigneur. » Scarach parlait la langue de l’Irlande ; une langue comme la nôtre, mais assez différente, comme son nom, pour marquer sa race. J’imaginais qu’elle avait été capturée par les hommes de Gundleus à l’occasion d’un raid sur les terres du roi Œngus en Démétie. La plupart des esclaves irlandaises venaient de ces villages de la côte ouest de Bretagne. Mais pas une seule, soupçonnais-je, de Lleyn. Seul un fou se serait aventuré dans le territoire de Diwrnach sans y avoir été invité.
« Ladwys ! fis-je. Comment va-t-elle ? » Ladwys avait été la maîtresse de Gundleus. Une grande femme brune que Gundleus avait secrètement épousée, même s’il avait été tout prêt à désavouer son mariage quand Gorfyddyd lui avait fait entrevoir la main de Ceinwyn.
« Morte, Seigneur, répondit joyeusement Scarach. Nous l’avons tuée dans la cuisine. Je lui ai enfoncé une broche dans le ventre.
— C’est une brave fille, s’empressa d’ajouter Issa.
— Manifestement, dis-je, alors occupe-toi bien d’elle. » Sa dernière fille l’avait quitté pour l’un de ces missionnaires chrétiens qui écumaient les routes de Dumnonie, mais je doutais que la redoutable Scarach fût assez sotte pour suivre son exemple.
Cet après-midi-là, puisant dans la réserve de chaux de Cuneglas, mes hommes peignirent un nouvel emblème sur leurs boucliers. Arthur m’avait accordé l’honneur de porter mon emblème à la veille de la bataille de Lugg Vale, mais le temps nous avait manqué pour changer les boucliers qui portaient encore l’ours d’Arthur. Mes hommes imaginaient que je choisirais pour symbole un masque de loup en écho aux queues de loup que nous avions commencé à porter sur nos casques dans les forêts de Benoïc. Mais j’insistai pour que chacun de nous peignît une étoile à cinq pointes. « Une étoile ! » ronchonna Cavan, visiblement déçu. Il aurait voulu quelque chose de farouche, avec des griffes, un bec et des dents. Mais je ne voulus pas en démordre. Une étoile : « Seren, car nous sommes les étoiles du mur de boucliers. »
L’explication leur plut, et aucun ne soupçonna le romantisme désespéré qui m’avait inspiré mon choix. Nous commençâmes donc par enduire d’une couche de poix les boucliers ronds de saule recouverts de cuir, avant de peindre les étoiles à la chaux, nous aidant d’un fourreau pour tracer les lignes droites. Quand le blanc de chaux fut sec, il ne nous resta plus qu’à passer une couche de vernis à base de résine de pin et de blanc d’œuf qui protégerait les étoiles de la pluie pendant quelques mois. « Ça change ! admit Cavan à contrecœur alors que nous admirions notre œuvre.
— Magnifique ! » dis-je, et cette nuit-là, alors que je dînais dans le cercle des guerriers qui mangeaient assis par terre, Issa se posta derrière moi en qualité de porte-bouclier. Le vernis était encore humide, mais l’étoile n’en avait que plus d’éclat. C’est Scarach qui me servit : un pauvre gruau d’orge, mais les cuisines de Caer Sws n’avaient rien de mieux à nous offrir, tout occupées qu’elles étaient à préparer le festin du lendemain soir. En vérité, de tous côtés, on s’affairait aux préparatifs. La salle avait été décorée de branches de hêtre rouge foncé, le sol balayé et recouvert d’une nouvelle couche de joncs ; et dans les quartiers des femmes, il n’était question que de vêtements et de broderies délicates. Quatre cents guerriers se trouvaient alors à Caer Sws, pour la plupart cantonnés dans des abris de fortune dressés dans les champs, hors des remparts, et le fort grouillait des femmes de guerriers, de leurs enfants et de leurs chiens. La moitié étaient des hommes de Cuneglas, l’autre moitié des Dumnoniens, mais malgré la dernière guerre, il n’y eut pas le moindre trouble, pas même lorsque se répandit la nouvelle que Ratae était tombée à cause de la trahison d’Arthur. Cuneglas devait bien se douter qu’Arthur avait acheté la paix d’Aelle par quelque moyen de ce genre, mais il accepta la promesse d’Arthur, qui fit le serment que les hommes de la Dumnonie vengeraient les morts du Powys ensevelis sous les cendres de la forteresse capturée.
Depuis la nuit au sommet du Dolforwyn, je n’avais revu ni Merlin ni Nimue. Merlin avait quitté Caer Sws, mais Nimue, à ce qu’on me dit, était encore dans la forteresse et se cachait dans les quartiers des femmes où, disait la rumeur, elle passait beaucoup de temps en compagnie de Ceinwyn. Je n’y croyais pas trop tant les deux femmes étaient différentes. Nimue avait quelques années de plus que Ceinwyn. Elle était sombre, intense, toujours tremblante sur la sente étroite entre la folie et la fureur, tandis que Ceinwyn était blonde et douce et, comme Merlin m’en avait fait la remarque, très conventionnelle. Je n’imaginais pas qu’elles eussent grand-chose à se dire, et j’en conclus que la rumeur était fausse. Nimue devait être avec Merlin, que je croyais parti à la recherche d’autres hommes susceptibles de mettre leur épée au service de la quête du Chaudron dans le pays redoutable de Diwrnach.
Mais allais-je l’accompagner ? Le matin même des fiançailles de Ceinwyn, je dirigeai mes pas vers le nord, en direction des grands chênes qui entouraient la large vallée de Caer Sws. Je recherchais un endroit particulier, et Cuneglas m’avait dit où le trouver. Issa, le fidèle Issa, m’accompagnait, mais il n’avait aucune idée de ce qui nous conduisait dans l’épaisseur des bois.
Les Romains avaient à peine touché à cette terre, le cœur de Powys. Ils y avaient bâti des forts, comme Caer Sws, et ils avaient construit quelques routes qui suivaient les vallées, mais il n’y avait pas de grandes villas ni de villes, comme celles qui donnaient à la Dumnonie un vernis de civilisation perdue. Au cœur du pays de Cuneglas, il n’y avait pas non plus beaucoup de chrétiens. Le culte des anciens dieux survivait au Powys sans cette rancœur qui entachait la religion au royaume de Mordred, où chrétiens et païens se disputaient les faveurs royales et le droit d’ériger leurs sanctuaires dans les lieux saints. Nul autel romain n’avait remplacé les bocages des druides, nulle église chrétienne ne se dressait près de ses puits sacrés. Les Romains avaient bien éventré certains sanctuaires, mais beaucoup avaient été préservés, et c’est vers l’un de ces anciens lieux saints qu’Issa et moi nous dirigions dans la pénombre feuillue de la forêt.
C’était un sanctuaire druidique, une chênaie perdue au fond des bois. Les feuilles n’avaient pas encore pris leur couleur de bronze, mais bientôt elles jauniraient et tomberaient sur le petit mur de pierre qui dessinait un demi-cercle au centre de la plantation. Dans le mur avaient été aménagées deux niches où reposaient des crânes humains. Jadis, il y avait beaucoup d’endroits pareils en Dumnonie, et beaucoup avaient été réaménagés après le départ des Romains. Trop souvent, cependant, les chrétiens venaient briser les crânes, démolir les murs de pierre et abattre les chênes, mais ce sanctuaire du Powys se dressait sans doute au fond des bois depuis un millier d’années. Entre les pierres, de petits bouts de laine témoignaient des prières que les gens étaient venus faire ici.
Le silence régnait, un silence épais. Depuis les arbres Issa me regarda avancer vers le centre du demi-cercle, où je défis l’imposante ceinture d’Hywelbane.
Je posai l’épée sur la pierre plate qui marquait le centre du sanctuaire et retirai de ma bourse la côte de porc toute propre qui me donnait tout pouvoir sur le mariage de Lancelot. Je la disposai à côté de l’épée. Et pour finir, je posai sur la pierre la petite broche en or que Ceinwyn m’avait donnée bien des années plus tôt. Puis je m’allongeai dans les feuilles.
Je dormis dans l’espoir qu’un rêve me dirait que faire, mais aucun rêve ne vint. Peut-être aurais-je dû sacrifier quelque oiseau ou quelque bête avant de m’endormir, un cadeau qui aurait conduit un dieu à m’apporter la réponse que je demandais, mais nulle réponse ne vint. Le silence régnait. J’avais remis mon épée et le pouvoir de l’os entre les mains des Dieux, à la garde de Bel et de Manawydan, de Taranis et de Lleullaw, mais ils ne firent aucun cas de mes offrandes. Il n’y avait que le vent dans les feuillages et le bruit des griffes d’écureuils sur les branches des chênes. Et soudain, j’entendis le crépitement caractéristique d’un pivert.
À mon réveil, je restai un moment allongé. Il n’y avait pas eu de rêve, mais je savais ce que je voulais. Je voulais prendre l’os et le trancher en deux, et si ce geste devait me conduire sur la Route de Ténèbre dans le royaume de Diwrnach, ainsi soit-il. Mais je désirais aussi que la Bretagne d’Arthur soit une, bonne et fidèle. Et je voulais que mes hommes aient de l’or, de la terre, des esclaves et un rang. Je voulais chasser les Saxons hors de Llœgyr. Je voulais entendre les hurlements d’un mur de boucliers enfoncé et le son des cornes de guerre de l’armée victorieuse qui traque l’ennemi en débandade. Je voulais porter mes boucliers étoilés dans le pays plat de l’est que nul Breton libre n’avait revu depuis une génération. Et je désirais Ceinwyn.
Je me redressai. Issa était venu s’asseoir à côté de moi. Il avait dû se demander pourquoi je regardais aussi fixement cet os, mais il ne posa point de questions.
Je pensai à la petite tour écrasée de Merlin, qui représentait le rêve d’Arthur, et me demandai si ce rêve s’effondrerait si Lancelot n’épousait pas Ceinwyn. Le mariage n’était pas pour grand-chose dans cette alliance. Ce n’était qu’une commodité, histoire de donner un trône à Lancelot, et au Powys un intérêt dans la maison royale de Silurie. Si le mariage ne se faisait jamais, les armées de Dumnonie, du Gwent, du Powys et de l’Elmet marcheraient tout de même contre les Saïs. C’était tout ce que je savais, et tout cela était vrai. Mais j’avais aussi le sentiment que, d’une manière ou d’une autre, l’os pouvait contrarier le rêve d’Arthur. Dès l’instant où je couperais l’os en deux, je serais tenu d’aider Merlin dans sa quête. Et cette quête promettait d’attirer la haine sur la Dumnonie : l’hostilité des vieux païens qui avaient une sainte horreur de la religion chrétienne en plein essor.
« Guenièvre, lâchai-je soudain à voix haute.
— Seigneur ? » répondit Issa stupéfait.
D’un signe de tête, je lui indiquai que je n’avais rien à ajouter. En vérité, je n’avais pas eu l’intention de prononcer le nom de Guenièvre à voix haute, mais soudain j’avais compris que briser l’os n’encouragerait pas seulement la campagne de Merlin contre le Dieu chrétien : cela ferait aussi de Guenièvre mon ennemie. Je fermai les yeux. La femme de mon seigneur pouvait-elle être une ennemie ? Et si elle l’était ? Arthur m’aimerait encore, comme moi je continuerais de l’aimer. Et mes lances et mes boucliers étoilés avaient plus de valeur à ses yeux que toute la gloire de Lancelot.
Je me relevai et récupérai la broche, l’os et l’épée. Issa m’observa arracher un fil de laine verte de mon manteau pour le fourrer entre les pierres. « Tu n’étais pas à Caer Sws, lui demandai-je, quand Arthur a brisé ses fiançailles avec Ceinwyn ?
— Non, Seigneur, mais j’en ai entendu parler.
— C’était le jour des fiançailles, comme celles auxquelles nous allons assister ce soir. Arthur siégeait à la table haute, avec Ceinwyn à côté de lui, quand il a aperçu Guenièvre au fond de la salle. Elle était là, dans son manteau miteux, avec ses lévriers à côté d’elle. Arthur l’a vue, et plus rien n’a jamais été pareil. Les Dieux seuls savent combien d’hommes sont morts parce qu’il a vu cette crinière rousse. »
Je me retournai vers le petit mur de pierre et aperçus un nid abandonné dans l’un des crânes moussus.
« Merlin me dit que les Dieux aiment le chaos.
— Merlin aime le chaos, répondit Issa à la légère, bien qu’il y eût plus de vérité dans ses paroles qu’il ne le savait.
— Merlin l’aime, reconnus-je, mais la plupart d’entre nous en avons peur. Et c’est pourquoi nous cherchons à établir l’ordre. » Je pensais aux os soigneusement empilés. « Mais quand l’ordre règne, on n’a plus besoin des Dieux. Quand l’ordre et la discipline sont partout, il n’y a rien d’inattendu. Si tu comprends tout, ajoutai-je prudemment, il ne reste aucune place pour la magie. Ce n’est que lorsque tu es perdu et effrayé, dans l’obscurité, que tu invoques les Dieux, et ils aiment que nous les appelions. Ils se sentent puissants. Voilà pourquoi ils aiment que nous vivions dans le chaos. » Je répétais les leçons de mon enfance, les leçons apprises au Tor de Merlin. « Et aujourd’hui le choix nous est donné, Issa : vivre dans la Bretagne bien ordonnée d’Arthur ou suivre Merlin vers le chaos.
— Je vous suivrai, Seigneur, quoi que vous fassiez. » Je ne crois pas qu’Issa ait compris ce que je disais, mais il trouvait son bonheur à me faire confiance.
« Si seulement je savais que faire », confessai-je. Ce serait tellement plus facile si les Dieux arpentaient la Bretagne comme autrefois. Nous pourrions les voir, les entendre et leur parler. Mais aujourd’hui nous étions pareils à des hommes aux yeux bandés à la recherche d’une agrafe dans un buisson d’épines. Je rattachai mon épée et glissai l’os intact dans ma bourse. « Je désire que tu livres un message aux hommes, dis-je à Issa. Pas à Cavan, car je lui en parlerai moi-même. Mais je veux que tu leur dises que, s’il se passe cette nuit quelque chose d’étrange, ils seront libérés de leurs serments envers moi. »
Il se rembrunit. « Libérés de nos serments ? demanda-t-il en secouant vigoureusement la tête. Pas moi, Seigneur. »
Je le fis taire. « Et dis-leur que s’il se passe quelque chose d’étrange, mais il peut aussi bien ne rien se passer, la fidélité à mon serment pourrait les conduire à combattre Diwrnach.
— Diwrnach ! » Issa cracha et, de sa main droite, fit le symbole contre le mal.
« Dis-le-leur, Issa.
— Et qu’est-ce qui pourrait bien arriver cette nuit ? demanda-t-il inquiet.
— Peut-être rien, peut-être rien du tout », dis-je, parce que les Dieux ne m’avaient adressé aucun signe dans la chênaie et que je ne savais toujours pas quel serait mon choix. L’ordre ou le chaos. Ou ni l’un ni l’autre. Car peut-être l’os n’était-il qu’un déchet de cuisines et, en ce cas, le briser ne serait que le symbole de mon amour brisé pour Ceinwyn. Mais il n’y avait qu’un seul moyen de m’en assurer, et c’était de le briser. Si j’en avais l’audace.
Au banquet de fiançailles de Ceinwyn.
*
De tous les banquets de cette fin d’été, celui des fiançailles de Lancelot et de Ceinwyn fut le plus somptueux. Les Dieux eux-mêmes semblaient le bénir, car la lune était pleine et dégagée : un merveilleux augure pour des fiançailles. La lune se leva peu après le crépuscule : un orbe d’argent qui semblait immense au-dessus des pics où se dressait le Dolforwyn. Je m’étais demandé si le banquet aurait lieu dans la salle du Dolforwyn, mais, voyant le nombre de bouches à nourrir, Cuneglas avait décidé d’organiser les cérémonies à Caer Sws.
Les convives étaient beaucoup trop nombreux pour la salle du roi, si bien que seuls les plus privilégiés furent admis à l’intérieur des épais murs de bois. Les autres restèrent dehors, sachant gré aux Dieux de leur avoir envoyé une nuit sèche. La terre était encore toute trempée des pluies du début de la semaine mais il ne manquait pas de paille pour que chacun pût se mettre au sec. Des torches enduites de poix avaient été nouées à des pieux : on les alluma quelques instants après le lever de la lune, et toute l’enceinte royale se trouva soudain illuminée de flammes bondissantes. Les noces seraient célébrées en plein jour afin que Gwydion, le dieu de lumière, et Bélénos, le dieu du soleil, les bénissent, mais les fiançailles étaient abandonnées à la bénédiction de la lune. De temps à autre, une flammèche se détachait d’une torche pour mettre le feu à un tas de paille et provoquer de gros éclats de rire au milieu des hurlements d’enfants et des aboiements des chiens. Un vent de panique soufflait, le temps d’éteindre le feu.
Plus d’une centaine d’hommes furent admis dans la salle de Cuneglas. Les bougies et les lanternes à mèche de jonc agglutinées faisaient danser d’étranges ombres sur le haut toit de chaume où les branches de hêtres se mêlaient maintenant aux premières touffes de houx de l’année. L’unique table était dressée sur le dais sous une rangée de boucliers. Sous chacun d’eux, on avait placé une bougie qui illuminait l’emblème peint sur le cuir. Au centre trônait le bouclier royal du Powys, celui de Cuneglas, avec son aigle aux ailes déployées, avec d’un côté l’ours noir d’Arthur et, de l’autre, le dragon rouge de Dumnonie. L’emblème de Guenièvre, le cerf couronné d’une lune, était accroché à côté de l’ours, tandis que l’aigle de mer de Lancelot volait avec un poisson dans ses serres à côté du dragon. Il n’y avait aucun représentant du Gwent, mais Arthur avait tenu à ce que soit accroché le taureau noir de Tewdric, avec le cheval rouge d’Elmet et le masque de renard de Silurie. Les symboles royaux marquaient la grande alliance : le mur de boucliers qui rejetterait les Saxons à la mer.
Quand il se fut assuré que les derniers rayons du soleil mourant s’étaient évanouis dans la lointaine mer d’Irlande, Iorweth, le grand druide du Powys, le fit savoir, et les hôtes d’honneur prirent place sur l’estrade. Nous autres, nous étions déjà assis par terre, où les hommes réclamaient encore de ce fameux hydromel corsé du Powys, spécialement brassé pour cette nuit. Des vivats et des applaudissements accueillirent les convives.
Entra d’abord la reine Elaine. La mère de Lancelot était toute de bleu vêtue, un torque d’or à la gorge et une chaîne dorée nouant ses mèches de cheveux gris. Une immense clameur salua Cuneglas et la reine Helledd. Le visage rond du roi rayonnait de plaisir à la perspective de la célébration de la nuit, en l’honneur de laquelle il avait noué de petits rubans blancs à ses bacchantes. Puis vint Arthur, sobrement vêtu de noir, suivi par une Guenièvre resplendissante dans sa robe d’or pâle. Elle était découpée et cousue si habilement que la précieuse étoffe, teintée à la suie et à la cire d’abeille, semblait coller à son corps élancé. Son ventre trahissait à peine sa grossesse et les hommes ne purent retenir un murmure tant ils étaient frappés par sa beauté. De petites écailles d’or avaient été cousues à la robe en sorte que son corps parut étinceler lorsqu’elle rejoignit lentement Arthur au centre du dais. La concupiscence qu’elle savait avoir éveillée et qu’elle voulait provoquer la fit sourire, car cette nuit-là elle était bien décidée à éclipser Ceinwyn. Un anneau d’or retenait sa crinière, une ceinture de gros chaînons dorés soulignait sa taille, tandis qu’en l’honneur de Lancelot elle portait à son cou une petite broche en forme de pygargue. Elle embrassa la reine Elaine sur les deux joues, mais Cuneglas sur une seule, s’inclina devant la reine Helledd, puis s’assit à la droite de Cuneglas tandis qu’Arthur se glissait sur le siège vide à côté d’Helledd.
Deux sièges demeuraient inoccupés, mais avant que quiconque y prît place, Cuneglas se leva et frappa du poing sur la table. Le silence se fit et, d’un geste, Cuneglas montra les trésors disposés sur le bord du dais, juste devant la toile qui recouvrait la table.
Les trésors étaient les cadeaux que Lancelot avait apportés pour Ceinwyn et leur splendeur provoqua un tonnerre d’acclamations dans la salle. Nous avions tous examiné les présents et c’est avec aigreur que j’avais entendu les hommes vanter la générosité du roi de Benoïc. Il y avait des torques d’or, des torques d’argent et des torques faits d’un mélange d’or et d’argent, de si nombreux torques qu’ils servaient seulement de base au monceau de trésors entassés. Il y avait des glaces à main, des flasques et des joyaux, tous romains. Des colliers, des broches, des brocs, des épingles et des agrafes. Il y avait là la rançon d’un roi en métal scintillant, en émail, en corail et en pierres précieuses : le tout, je le savais, arraché à Ynys Trebes en flammes lorsque, dédaignant de porter l’épée contre les Francs déchaînés, Lancelot avait fui le carnage sur le premier navire.
Les applaudissements furent plus nourris encore lorsque arriva Lancelot, dans toute sa gloire. Comme Arthur, Lancelot était en noir, mais ses habits noirs étaient ourlés d’ors rares. Sa chevelure noire était huilée et ramassée sur son crâne étroit et aplatie dans sa nuque. Autant les doigts de sa main droite scintillaient de bagues en or, autant sa main gauche était couverte de ternes anneaux de guerriers – mais aucun, me dis-je avec aigreur, qu’il eût gagné dans la bataille. Autour du cou, il portait un torque d’or massif aux fleurons étincelants de pierres vives. Sur la poitrine, en l’honneur de Ceinwyn, il portait le symbole de sa famille royale : l’aigle aux ailes déployées. Il ne portait aucune arme, car aucun homme n’était autorisé à introduire la moindre lame dans la salle de Cuneglas, mais il portait la ceinture émaillée que lui avait offerte Arthur. Il répondit aux hourras en levant la main, embrassa sa mère sur la joue, Guenièvre sur la main, s’inclina devant Helledd, puis s’assit.
Il ne restait qu’une seule chaise vide. Une harpiste s’était mise à jouer, mais c’est à peine si ses notes stridentes étaient audibles dans le brouhaha de la conversation. L’odeur de la viande rôtie flottait dans la salle, où de jeunes esclaves distribuaient des pots d’hydromel. Le druide Iorweth traversa la salle de haut en bas, formant un couloir entre les hommes assis sur les joncs. Il écarta les hommes, s’inclina devant le roi, puis agita son bâton pour réclamer le silence.
Un grand vivat s’éleva de la foule qui se pressait à l’extérieur.
Les hôtes d’honneur étaient entrés par l’arrière, quittant directement l’obscurité pour se placer sur le dais, mais Ceinwyn devait entrer par la porte principale et, pour y parvenir, elle devait d’abord traverser la foule des invités rassemblés dans l’enceinte illuminée par les torches. Les hourras de la foule accompagnaient sa progression depuis la salle des femmes, tandis que nous l’attendions en silence dans la salle du roi. La harpiste elle-même leva les doigts de ses cordes pour regarder la porte.
La première à entrer fut une enfant : une fillette vêtue de blanc qui remonta l’allée tracée par Iorweth pour le passage de Ceinwyn. L’enfant sema des pétales de fleurs printanières séchées sur les joncs fraîchement posés. Nul ne pipait mot. Chacun avait l’œil rivé sur la porte, sauf moi, car j’observais le dais. Lancelot contemplait la porte, un demi-sourire aux lèvres. Cuneglas ne cessait d’essuyer ses larmes, tant il était heureux. Arthur, le pacificateur, rayonnait. Seule Guenièvre ne souriait pas. Elle avait simplement l’air triomphant. Dans cette salle où on l’avait jadis méprisée, elle organisait le mariage de sa fille.
Tout en observant Guenièvre, je pris l’os dans ma main droite. La côte était lisse au toucher, et Issa, qui se tenait derrière moi avec mon bouclier, a dû se demander ce que pouvait bien signifier ce relief dans cette nuit de pleine lune, illuminée d’or et de feu.
Je regardai la grande porte au moment même où Ceinwyn parut et, juste avant que la salle ne retentît de vivats, il y eut un grand hoquet de stupeur. Tout l’or de la Bretagne, toutes les reines d’autrefois n’auraient pu éclipser Ceinwyn cette nuit-là. Je n’eus même pas besoin de me tourner vers Guenièvre pour savoir qu’elle avait perdu la partie.
C’était, je le savais, le quatrième banquet de fiançailles de Ceinwyn. Elle était venue ici une fois pour Arthur, mais il avait brisé son serment sous l’empire de l’amour de Guenièvre. Puis Ceinwyn avait été fiancée à un prince du lointain pays de Rheged, mais la fièvre l’avait emporté sans lui laisser le temps de convoler. Puis, il n’y avait pas si longtemps, elle avait porté le licol des fiançailles à Gundleus de Silurie, mais il était mort dans les hurlements sous les mains cruelles de Nimue. Et voici que pour la quatrième fois Ceinwyn portait le licol. Lancelot lui avait offert un monceau d’or, mais la coutume exigeait qu’elle lui fît présent en retour d’un joug ordinaire – signe qu’à compter de ce jour elle se soumettrait à son autorité.
Lorsqu’elle entra, Lancelot se leva, et son demi-sourire laissa place à une joie franche, ce qui n’était pas pour surprendre, tant sa beauté était éblouissante. À ses autres fiançailles, comme il sied à une princesse, Ceinwyn était venue parée de ses plus beaux atours d’or, d’argent et de joyaux. Mais ce soir-là, elle portait une simple robe blanche tirant sur le beige, ceinturée par un cordon bleu clair qui se terminait en houppes. Nul argent n’agrémentait ses cheveux, nul or ne parait sa gorge, elle ne portait aucun joyau nulle part : juste sa robe de toile et, au-dessus de ses cheveux blonds, une délicate guirlande bleue tressée avec les dernières dents-de-chien de l’été. Elle ne portait pas de souliers, mais marchait pieds nus au milieu des pétales. Elle n’arborait aucun signe de royauté ni aucun symbole de richesse : elle était venue aussi simplement vêtue qu’une petite paysanne. Et ce fut un triomphe. Pas étonnant que les hommes en aient eu le souffle coupé, puis qu’ils aient poussé des vivats tandis qu’elle avançait d’un pas lent et timide parmi les invités. Cuneglas pleurait de bonheur, Arthur conduisait les applaudissements, Lancelot lissait sa chevelure huilée tandis que sa mère rayonnait de contentement. L’espace d’un instant, le visage de Guenièvre demeura impénétrable, puis elle sourit, et ce fut un sourire de pur triomphe. Sans doute avait-elle été éclipsée par la beauté de Ceinwyn, mais cette nuit restait la nuit de Guenièvre : à ses yeux son ancienne rivale était vouée à un mariage qu’elle avait arrangé.
Je perçus cette simagrée sur le visage de Guenièvre et sans doute est-ce cette satisfaction rayonnante qui me fit prendre ma décision. Ou peut-être est-ce ma haine de Lancelot, ou mon amour pour Ceinwyn. Ou peut-être est-ce que Merlin avait raison et que les Dieux aiment le chaos car, dans une soudaine bouffée de rage, je pris l’os entre les mains. Je ne pensai pas aux conséquences de la magie de Merlin, de sa haine des chrétiens ou au risque que nous périssions tous dans notre quête du Chaudron au pays de Diwrnach. Je ne songeai pas non plus à l’ordre méticuleux d’Arthur : je savais seulement que Ceinwyn allait être donnée à un homme que je haïssais. Comme les autres convives, je me levai et observai Ceinwyn entre les têtes des guerriers. Elle avait atteint le grand pilier de chêne central de la grande salle, où elle était de toutes parts cernée par le fracas étourdissant des vivats et des sifflets. J’étais seul à garder le silence. Je la regardai et plaçai mes deux pouces au centre de la côte, dont je serrai les extrémités dans mes poings. Vieux filou de Merlin, montre-moi ta magie maintenant.
Je cassai la côte en deux. Le bruit du craquement se perdit parmi les hourras.
Je fourrai les deux moitiés dans ma bourse et je jure que mon cœur battait à peine lorsque je posai les yeux sur la princesse du Powys qui avait surgi de la nuit avec des fleurs dans les cheveux.
Et qui soudain s’arrêta. Juste à côté du pilier orné de baies et de feuilles. Elle s’arrêta. Dès l’instant où elle avait pénétré dans la salle, Ceinwyn n’avait pas quitté Lancelot des yeux. Ses yeux étaient toujours posés sur lui et le sourire était encore sur son visage, mais elle s’arrêta et sa soudaine immobilité plongea la salle dans un silence perplexe. L’enfant qui semait des pétales de fleurs se rembrunit et attendit des directives. Ceinwyn ne bougea point.
Arthur, toujours souriant, dut croire que ses nerfs la lâchaient, car il lui fit un signe de tête pour l’encourager. Le licol tremblait entre ses mains. La harpiste frappa un accord incertain, puis leva ses doigts des cordes et, alors que ses notes mouraient dans le silence, je vis une silhouette en manteau noir sortir de la foule, au-delà du pilier.
C’était Nimue, avec son œil d’or qui reflétait les flammes dans la salle intriguée.
Ceinwyn se détourna de Lancelot pour porter son regard sur Nimue, puis, tout doucement, tendit son bras enveloppé de sa manche blanche. Nimue lui prit la main et plongea ses yeux dans ceux de la princesse d’un air interrogateur. Ceinwyn se figea l’espace d’une demi-seconde puis consentit d’un infime mouvement de tête. Soudain, ce fut un brouhaha général : Ceinwyn se détourna du dais et, suivant Nimue, plongea dans la foule.
Mais le brouhaha s’éteignit car nul ne trouvait la moindre explication à ce qui se passait maintenant. Debout sur l’estrade, Lancelot ne pouvait que regarder. Arthur en était resté bouche bée tandis que Cuneglas, s’arrachant à demi à son siège, observait d’un air incrédule sa sœur fendre la foule qui s’écartait devant le visage farouche, balafré et railleur de Nimue. Guenièvre semblait prête à tuer.
C’est alors que Nimue croisa mon regard et sourit. Je sentis mon cœur battre comme un animal sauvage pris au piège. Puis Ceinwyn me sourit, et je ne vis plus Nimue : je n’avais plus d’yeux que pour Ceinwyn, la douce Ceinwyn, qui se dirigeait vers moi en portant le joug. Les guerriers s’écartèrent, mais on aurait dit que j’étais taillé dans la pierre, incapable de bouger ou de parler, tandis que Ceinwyn, les yeux inondés de larmes, s’approcha. Elle ne dit mot, mais se contenta de m’offrir le licol. Un murmure de stupeur parcourut la foule qui se pressait autour de nous, mais je ne prêtai aucune attention aux voix. Je tombai à genoux et pris le licol, puis saisis les mains de Ceinwyn et les pressai contre mon visage qui, comme le sien, était inondé de larmes.
La salle explosa, partagée entre la fureur, la protestation et la stupeur. Mais Issa se plaça devant moi, brandissant son bouclier. Nul homme ne portait d’arme tranchante dans la salle d’un roi, mais Issa tenait son bouclier étoilé comme s’il était prêt à assommer quiconque ferait mine de s’interposer. Sur mon autre flanc, Nimue sifflait des malédictions, défiant quiconque de contester le choix de la princesse.
Ceinwyn s’agenouilla, rapprochant ainsi son visage du mien. « Tu as fait le serment de me protéger, Seigneur, dit-elle dans un murmure.
— J’en ai fait le serment, Dame.
— Je te délivre de ton serment, si tel est ton désir.
— Jamais », promis-je.
Elle s’écarta légèrement. « Je n’épouserai aucun homme, Derfel, me prévint-elle doucement. Je te donnerai tout, sauf le mariage.
— Alors vous me donnez tout ce que je pourrais jamais désirer, Dame », répondis-je, la gorge serrée les yeux noyés de larmes de bonheur. Je souris et lui rendis le licol : « Il est à vous. »
Elle sourit de ce geste, puis laissa choir le licol dans la paille et m’embrassa tendrement sur la joue. « Je crois, me susurra-t-elle malicieusement à l’oreille, que ce banquet se déroulera mieux sans nous. » Sur quoi, nous nous relevâmes et, main dans la main, feignant d’ignorer les questions, les protestations et même quelques acclamations, nous sortîmes au clair de lune. Derrière nous, tout n’était que colère et confusion : devant nous, la foule ébahie s’écartait pour nous laisser avancer côte à côte. « La maison sous le Dolforwyn nous attend, dit Ceinwyn.
— La maison avec les pommiers ? demandai-je, me souvenant de la maisonnette dont elle avait rêvé enfant.
— Celle-là même. »
Nous avions quitté la foule attroupée autour des portes et nous dirigions vers la porte de Caer Sws éclairée par des torches. Issa m’avait rejoint après avoir récupéré nos épées et nos lances. Nimue marchait de l’autre côté. Trois des servantes de Ceinwyn se préparaient à la hâte à nous suivre, de même qu’une vingtaine de mes hommes.
« En êtes-vous certaine ? demandai-je à Ceinwyn, comme si, d’une manière ou d’une autre, elle pouvait revenir sur les toutes dernières minutes et rendre le joug à Lancelot.
— J’en suis plus certaine que d’aucune autre chose que j’aie jamais faite », répondit Ceinwyn calmement. Elle me lança un regard amusé. « As-tu jamais douté de moi, Derfel ?
— C’est de moi que j’ai douté. »
Elle me serra la main. « Je ne suis la femme d’aucun homme. Je n’appartiens qu’à moi », dit-elle en partant d’un rire de pur plaisir. Puis elle me lâcha la main et se lança dans une course folle. Les violettes tombaient de ses cheveux tandis qu’elle courait de joie dans l’herbe. Je courus derrière elle tandis que de la porte de la salle éberluée Arthur nous criait de revenir.
Mais nous poursuivîmes notre course. Vers le chaos.